Lorsque le Maroc a entrepris de construire un viaduc au-dessus du fleuve Bouregreg, la tâche s’annonçait ardue, appelant à la collaboration de six entreprises sur trois continents. Mais nul n’a dit qu’il serait facile de construire le plus grand et le plus long pont haubané d’Afrique et de gérer les risques qui s’y rapportent.

Pour les usagers voyageant entre Fès, la capitale historique, et Casablanca, la capitale culturelle et économique, le seul trajet possible passe par Rabat, l’effervescente capitale politique. Bien que Rabat soit le lieu idéal du tourisme plaisancier, ce trajet ralentit le dynamisme commercial de la zone et crée des embouteillages, pouvant compromettre la sécurité des routes.

En 2010, la société de gestion des autoroutes, Autoroutes Du Maroc (ADM), propriété du gouvernement, a décidé de faire évoluer cette situation. ADM a commencé par la construction de la rocade de Rabat, qui relie directement Fès à Casablanca, afin d’alléger la circulation et de dynamiser les transports commerciaux dans la région. Cependant, pour achever le contournement, ADM devait franchir le Bouregreg, fleuve qui chemine des montagnes de l’Atlas et se jette dans l’Océan Atlantique entre Rabat et Salé.

L’autoroute franchit le Bouregreg dans un méandre, à l’ouest du barrage Sidi Mohammed ben Abdallah. Et pour ajouter de l’audace à ce projet qui n’en manquait pourtant pas, ADM a choisi de ne pas construire un viaduc traditionnel. À la place, c’est le plus long pont haubané d’Afrique qui franchira la vallée sur plus d’un kilomètre de large.

Le résultat ? De tous les ponts de toutes les villes du monde, celui-ci est sans doute le plus complexe et le plus époustouflant. ADM a appelé six entreprises à collaborer à ce projet épique qui en fait, réunit deux ponts. Une travée d’ancrage de 200 mètres partant de la rive sud donne accès au pont haubané de 742 mètres flanqué de deux pylônes monumentaux aux courbes rappelant l’art et l’architecture de l’Islam. Trois voies de circulation dans chaque sens relient les deux rives.

Collaboration internationale sur trois continents

Deux entreprises françaises, Setec TPI et l’agence STRATES se sont chargés des phases de projet. Deux entreprises chinoises installées au Maroc, China Overseas Engineering Corporation (COVEC) et Major Bridge Engineering Corporation (MBEC), se sont chargées du chantier, dont la fin était prévue pour décembre 2015. Deux autres acteurs ont pris part au projet pour régler les derniers détails : Egis JMI a réalisé les plans d’atelier depuis ses bureaux en France et en Thaïlande, et le BRDI, institut national chinois spécialisé dans la conception de ponts, a travaillé sur les plans de coffrage et de ferraillage.

Arnold Ledan, ingénieur du génie civil chez Egis JMI, a pris la tête de l’équipe chargée des plans d’exécution. Les équipes de l’agence Egis sont coutumières d’un certain degré de complexité, ayant à leur actif des projets d’infrastructures en Afrique, en Asie et en Europe, notamment le pont Jacques Chaban-Delmas à Bordeaux, si impressionnant (la travée mobile s’élève à la verticale, comme un ascenseur) que la ville a lancé trois jours de festivités pour son inauguration.

Mais le projet du Bouregreg n’avait rien de simple, lui non plus.

« Il fallait échanger des informations en continu entre les différentes équipes disséminées autour du globe, raconte Arnold Ledan. Ce degré de complexité supplémentaire, bien qu’il ne fût pas insurmontable, n’a pas aidé à fluidifier le projet. »

Entre les deux entreprises et les deux ponts, 2 174 documents ont servi à mettre au point les détails définitifs du projet. « Pour l’acier, par exemple, 147 documents ont été nécessaires. Mais pour l’étude des fers d’armature, nous avons produit un total commun de 1 314 documents, ajoute Arnold Ledan. Pour collaborer à ce niveau, il faut avoir sous la main une plateforme efficace de gestion des données afin de garantir un accès en temps réel à la dernière version des plans et des modélisations de tous les participants, à tout moment, où qu’ils se trouvent. »

L’équipe a utilisé Vault d’Autodesk afin de stocker et de partager les documents dans un répertoire unique. Même dans ces conditions, avoue-t-il, « gérer les différentes versions des fichiers était un combat quotidien ». Combat qu’ils ont pu remporter grâce à un système interne de gestion des fichiers. En raison de sa grande souplesse, l’équipe a également utilisé Inventor pour la modélisation du pont, car il est relié à Microsoft Excel et facilite la collaboration et le partage. Ils ont également utilisé AutoCAD, AutoCAD Civil 3D et Inventor pour la triangulation des surfaces et la modélisation numérique.

Une approche révolutionnaire : la modélisation 3D

À quoi servent exactement les plans d’atelier ? « Les plans d’atelier sont des détails de fabrication des composants et éléments de structurels, explique Arnold Ledan. Leur finalité est de garantir l’adéquation et l’exactitude, ainsi que la viabilité, de toutes les dimensions, à l’exception des dimensions principales des plans.

Il s’agit d’une tâche hautement spécialisée, avec des méthodes et un jargon particulier, ajoute-t-il, et qui peut faire la différence sur la bonne conduite d’un chantier. »

La communication et l’expertise sont d’égale importance. « Pendant le projet, il est très courant que des doutes surviennent sur les pièces du marché. Il incombe au concepteur de les éclaircir en n’empiétant pas sur les délais : sans une bonne relation avec le maître d’ouvrage, c’est impossible. »

Pour le projet du Bouregreg, Egis s’est détourné des plans d’atelier classiques, leur préférant la modélisation tridimensionnelle. « Dans le BTP, les plans sont la norme, ajoute-t-il. C’est la représentation qu’on utilise sur les chantiers. Mais dans le cas présent, la 2D n’était pas suffisante.

La construction des pylônes colossaux, par exemple, a constitué un véritable défi. Il fallait communiquer clairement la géométrie de chaque détail et y montrer tous les câbles.

Au cours de ce processus, Egis a découvert un premier conflit, qui ne sautait pas aux yeux des ingénieurs sur les plans bidimensionnels. Mais Arnold Ledan précise qu’il ne s’agissait pas d’une erreur de conception : sur chaque plan, la forme semblait possible. Ce n’est qu’au moment où nous avons examiné la modélisation 3D, que nous avons identifié le problème. La 3D permet de confirmer l’intention conceptuelle dans sa forme définitive. »

Le problème des pylônes est complexe, mais pour résumer, les câbles n’étaient pas dirigés dans le bon sens, car il ne s’agit pas de pylônes ordinaires, explique Arnold Ledan. Le plus important reste qu’Egis ait pu identifier le problème et y apporter une solution conceptuelle. « La version révisée comprend une boîte en métal qui garantit que la partie supérieure a la capacité de supporter les efforts de tension des câbles, alors que le guidage par tuyau permet un alignement parfait. »

Egis a également détecté un problème dans la forme du tablier de pont. En manipulant la modélisation, nous avons vu que le diamètre des câbles prémoulés, dans leur état de précontrainte, allait créer un conflit, ce qui n’apparaissait pas sur les plans. Nous avons lancé une détection de conflit basée sur une tolérance minimale entre les câbles. À présent, le résultat est garanti zéro conflit.

Grâce à l’approche révolutionnaire de modélisation 3D d’Egis pour les plans d’atelier, aucune reprise n’a été nécessaire pour leur approbation. La soumission des plans s’est effectuée en une seule étape. Sans la modélisation 3D et la plateforme de collaboration internationale, le projet tout entier aurait demandé de nombreuses révisions, entraînant retards et pertes financières pendant la construction.

Modélisation 3D et plans d’atelier dans la construction de ponts : les prémisses d’une collaboration fructueuse ?